Psychose parmi les opposants au Kremlin installés dans la capitale britannique : la mort suspecte de l’oligarque Boris Berezovski, retrouvé pendu en mars, fait resurgir d’autres affaires et d’autres cadavres. Dans ce mauvais polar, ils s’interrogent: demain, à qui le tour?
DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL AXEL GYLDÉN
La mort du milliardaire russe Boris Berezovski ressemble à une énigme digne d’Agatha Christie qui pourrait s’intituler «Le Mystère de la salle de bains». Le 23 mars dernier, l’oligarque le plus puissant de l’ère Eltsine, devenu l’ennemi intime de Poutine, est retrouvé mort, étendu sur le sol de sa salle de bains fermée à double tour. Selon un communiqué de Scotland Yard, Boris Berezovski avait «un lien autour du cou tandis qu’un morceau de la même matière se trouvait sur la barre de douche au-dessus de lui». Ce lien aurait fini par rompre sous le poids du suicidé. Cette rupture expliquerait que Boris Berezovski ait eu une côte cassée, comme l’a indiqué une source familiale anonyme, citée par The Guardian. Selon la police, «rien de suspect» n’a été retrouvé dans la villa du milliardaire, qui, depuis son exil, restait l’adversaire juré du maître du Kremlin.
C’est peu dire que cette version ne convainc pas grand monde parmi les milliers d’expatriés russes établis au Royaume-Uni. Qu’ils soient millionnaires, ex-agents du KGB, cadres d’entreprise ou professionnels des médias, aucun ou presque n’adhère à la thèse du suicide. «Sans être parano, je ne croirai jamais que Berezovski se soit donné la mort», lance tout de go Anastasia Uspenskaya, journaliste au service en langue russe de la BBC, qui a consacré de nombreux reportages à l’ex-oligarque, avant et après sa mort. «Il n’était pas aussi ruiné ni dépressif qu’on veut bien le dire», ajoutent plusieurs de ses proches. Pour tous, il paraît en outre invraisemblable qu’un tel manipulateur ait quitté la scène sans prononcer un dernier monologue, ni laisser derrière lui une dernière lettre, une dernière vidéo ou un document compromettant pour Poutine.
D’autres indices encore troublent les exilés. A commencer par la réaction très calibrée des chaînes de télévision pro-Kremlin à l’annonce de la mort de l’ex-oligarque. «On aurait dit qu’ils y étaient préparés, observe le romancier Youli Doubov, un proche de Berezovski exilé à Londres depuis 2001. Dès l’annonce du décès, les présentateurs ont évoqué un courrier que Boris aurait adressé à Poutine pour lui demander à la fois pardon et l’autorisation de rentrer à Moscou. Bullshit ! [foutaises !] S’ils possèdent une telle lettre, qu’ils la montrent !» A la fin d’avril, Vladimir Poutine a enfin évoqué ce courrier à la télévision, mais… sans le révéler devant les caméras.
L’énigme de la salle de bains et de la côte cassée
«Evidemment qu’il ne s’est pas suicidé », dit en souriant l’homme d’affaires Evgueni Chichvarkine, comme si poser la question trahissait, chez son interlocuteur, une naïveté confondante. A Moscou, ce quadragénaire, qui avait gagné sa fortune dans les téléphones portables, était réputé comme l’un des rares multimillionnaires à s’être enrichi honnêtement. Un jour, la mafia a fait main basse sur son business. Chichvarkine, qui a la bosse du commerce, s’est replié à Londres. Il vient d’y ouvrir Hedonism Wines, une cave à vins hyperluxueuse dans le quartier de Mayfair, qui compte sans doute la plus grande densité de Rolls-Royce au monde. Faussement candide, Chichvarkine s’interroge: «Comment pourrait-on mourir par pendaison et avoir une côte cassée? Si la corde rompt, alors vous êtes vivant! Et si vous vous cassez une côte en chutant, alors vous n’avez plus très envie de vous pendre, n’est-ce pas?»
Ancien agent secret soviétique, Boris Karpichkov réfléchit lui aussi au «mystère de la salle de bains». Lunettes noires, air sarcastique, ce personnage sorti tout droit de la guerre froide donne rendez-vous au pied de la colonne Nelson, à Trafalgar Square, parmi la foule des touristes printaniers. En URSS, sa mission de contre-espionnage consistait à pénétrer les lignes ennemies en fabriquant de faux dissidents qui obtenaient ensuite l’asile politique à l’Ouest. Aujourd’hui, ce réfugié politique vit «quelque part en Angleterre», dit-il mystérieusement. «D’après mon expérience, je peux vous dire qu’il est assez simple de neutraliser quelqu’un avec un spray soporifique. Une fois la cible inconsciente, il est facile de se livrer à n’importe quelle mise en scène. D’ailleurs, une serrure de salle de bains peut facilement être ouverte ou refermée de l’extérieur à l’aide d’instruments spécialement conçus pour cela.»
Une seule chose paraît certaine : ces derniers temps, l’espérance de vie des exilés russes se réduit dangereusement. En novembre 2006, l’ancien officier du KGB Alexandre Litvinenko, proche de Boris Berezovski, se rend à un rendez-vous d’affaires dans le lobby feutré d’un hôtel londonien, à Grosvenor Square. On lui sert une tasse de thé agrémentée d’un nuage de polonium 210, une substance radioactive. Après trois semaines d’agonie atroce, il meurt, à 44 ans. En 2008, c’est au tour de l’homme d’affaires géorgien Badri Patarkatsichvili, accessoirement associé de Boris Berezovski, de succomber à une crise cardiaque à l’âge de 52 ans dans sa villa du Surrey, à 20 kilomètres de Londres. Jugeant la mort suspecte, Scotland Yard ouvre une enquête, mais sans résultat.
«Moscou a effectivement délivré des permis de tuer»
Mars 2012: le banquier German Gorbuntsov, alors lié à l’ex-maire de Moscou Iouri Loujkov (en disgrâce au Kremlin depuis 2010), est touché par plusieurs balles, tirées à bout portant, tandis qu’il rentre dans son immeuble du quartier d’affaires de Canary Wharf. Survivant par miracle, le convalescent vit depuis lors sous la protection de Scotland Yard. Enfin, en novembre 2012, vient le tour d’Alexandre Perepilichni, 44 ans. Ce témoin clef dans l’affaire Magnitski (voir plus loin) meurt à son tour d’une crise cardiaque pendant son jogging, près de chez lui, dans le Surrey. « Je me souviens qu’à l’école du KGB on nous apprenait à tuer avec du chlorure de sodium, reprend l’ex-espion Boris Karpichkov. Ce composé chimique inodore, incolore et quasi indétectable vous élimine quelqu’un dans un intervalle de cinq minutes à douze heures, selon dosage… »
Dès lors, la question est: who’s next ? Au tour de l’ancien président de la Bank of Moscow Andreï Borodine, nouveau venu à Londres, où il a reçu l’asile politique il y a trois mois? Ou du «vétéran» Akhmed Zakaïev, dans la City depuis 2002? Représentant d’un gouvernement tchétchène en exil, celui-ci figure assurément en haut de la liste des «dix petits Russes» à éliminer. Egalement ami de Boris Berezovski, Zakaïev fixe rendez-vous à L’Express à 15 heures. Mais, par mesure de sécurité, il ne prévient qu’une heure avant de l’endroit de la rencontre. A 14 heures, nous voilà fixés: ce sera un hôtel very British du centre-ville, où il débarque avec un garde du corps. «Moscou a effectivement délivré des permis de tuer, explique Zakaïev. Souvenez-vous qu’en 2006 Poutine a profité d’une série d’assassinats de ressortissants russes en Irak pour faire voter une loi qui autorise les exécutions extrajudiciaires. La journaliste Anna Politkovskaïa et Alexandre Litvinenko sont morts peu de temps après… »
Avec ses 300 000 résidents russes, la capitale anglaise a hérité du surnom de «Londongrad». Dès 1994, des oligarques s’achètent des villégiatures, attirés par la solidité des institutions bancaires, la fiscalité douce, le style de vie et la qualité des écoles, où ils scolarisent leurs enfants. Au tournant du siècle, le mouvement s’accélère, symbolisé par le rachat, voilà dix ans, du club londonien Chelsea FC par Roman Abramovitch, parfois surnommé «le portefeuille de Poutine».
Un député russe impliqué dans la mort de Litvinenko
Cependant, sur les rives de la Tamise, les adversaires du chef de l’Etat russe sont plus nombreux que ses amis. Parmi les derniers arrivés : le magnat du BTP Valery Morozov, qui a longtemps fait des affaires avec l’entourage du Kremlin, notamment sur les chantiers de construction de Sotchi, en prévision des JO d’hiver 2014. «On m’a conseillé de rester au vert à Londres: à Sotchi, je fais l’objet d’un ‘‘contrat’’ visant à me supprimer», explique Morozov en avalant une bière dans un pub d’Oxford Street. Au chômage technique, le businessman se consacre désormais à son blog en langue russe, dans lequel il dénonce le système de corruption, qu’il connaît de près. Et parle à des journalistes en espérant que la publicité faite autour de lui est la meilleure des protections.
Est-ce si sûr? «L’activité et la présence des services secrets russes à Londres sont plus soutenues que durant la guerre froide», affirme en effet le Pr Bill Bowring, spécialiste de la Russie à l’université de Londres. Et pour sa part, le romancier Youli Doubov (dont le bestseller, adapté au cinéma par Pavel Lounguine sous le titre Un nouveau Russe, parle justement du rapport pouvoir-mafia) estime que les assassinats ne cesseront jamais. La raison? «Le système a besoin de tuer. Dans la logique du Kremlin, il faut, de temps en temps, réaliser une démonstration de force. Détruire les ‘‘ennemis de la Russie’’ permet d’entretenir le moral des troupes.»
En dépit des intérêts pétroliers qui lient Londres et Moscou, via le joint-venture TNK-BP (troisième producteur mondial), les relations entre les deux capitales se sont singulièrement dégradées depuis l’empoisonnement au polonium d’Alexandre Litvinenko. Loin d’être close, cette affaire continue de distiller son poison diplomatique: en octobre prochain s’ouvrira, à Londres, le procès des assassins présumés de l’ex-agent russe devenu un citoyen britannique. L’un des suspects n’est autre qu’Andreï Lougovoï, lui aussi ancien agent du KGB, millionnaire et… député du Parlement de Russie!
Bientôt une «loi Magnitski» en Europe ?
En l’absence des suspects, les experts de Scotland Yard, ceux des questions nucléaires et de nombreux témoins seront appelés à la barre. Couverture médiatique garantie. «Cela fait six ans que j’attends ce moment pour tourner la page», confie Marina Litvinenko, la veuve dont le quotidien est encore hanté par l’agonie de son mari. «Nous étions si amoureux, se souvient-elle, mélancolique, attablée dans un salon de thé. Sur son lit d’hôpital, lui qui était si bel homme était méconnaissable. Je n’arrive pas à oublier les paroles de notre fils, alors âgé de 12 ans. En voyant le teint cireux d’Alexandre, il m’a dit: “Papa ressemble à un jouet en plastique…”»
Comme si l’imbroglio entre Londres et Moscou n’était pas assez complexe, une autre affaire pollue l’atmosphère diplomatique : l’«affaire Magnitski». Résumons: en 2009, l’avocat Sergueï Magnitski meurt à 37 ans dans une prison moscovite, des suites de onze mois de mauvais traitements et de tortures. Employé par le fonds d’investissement anglo-américain Hermitage, sis à Londres, il dénonçait un vaste
réseau de corruption au plus haut niveau de l’Etat.
Depuis sa mort, son employeur, Bill Browder, s’est juré de rendre justice à son employé modèle: devenu activiste des droits de l’homme, il parcourt inlassablement le monde pour sensibiliser l’opinion et les gouvernements à l’affaire. En décembre dernier, le businessman a remporté une première victoire: à Washington, les parlementaires américains ont voté une «loi Magnitski». Elle interdit à 18 citoyens russes impliqués dans la mort de Sergueï Magnitski d’entrer aux Etats-Unis et, par conséquent, de se déplacer dans le reste du monde, puisqu’ils sont fichés par Interpol.
«Cette liste pourrait bientôt être étendue à 100 noms, confie Browder. Et j’ai bon espoir de faire voter d’autres lois identiques en Europe – et pourquoi pas en France?» A se frotter ainsi au pouvoir russe, Bill Browder s’expose-t-il à de graves périls? Peut-être. «Des règles différentes s’appliquent aux Russes et aux étrangers, estime le journaliste du Guardian Luke Harding, ancien correspondant à Moscou et bon connaisseur de “Londongrad”. Les Russes sont tués, mais les étrangers sont seulement harcelés… Bill Browder est donc relativement en sécurité.» Relativement. ● A. G.
LONDONGRAD, TERRE D’ASILE
L’accueil des opposants au régime de Vladimir Poutine s’inscrit dans une tradition. Dès la seconde moitié du XIXe siècle, les adversaires du régime tsariste établissent leur base arrière sur les rives de la Tamise. En 1902, Lénine s’exile à Londres, travaille au British Museum, rencontre les travaillistes et les ouvriers anglais, puis participe au 2e Congrès du Parti ouvrier social-démocrate de Russie. Pendant la guerre froide, la capitale anglaise abrite de nombreux dissidents. Elle est le théâtre du célèbre épisode du «parapluie bulgare»: le 7 septembre 1978, l’écrivain et dissident bulgare Georgi Markov est victime d’un empoisonnement en pleine rue à l’aide d’une seringue dissimulée à l’extrémité d’un parapluie. Il meurt quatre jours plus tard. Les services de Sofia ont frappé avec l’aval du KGB. ● A. G.
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